Pierre Saint-Jean
septembre 5, 2015
Deuxième fils de l’un des premiers francophones à s’établir à Bytown, Pierre St Jean obtint son diplôme de la seule école primaire française de la ville, rue Sussex, et fréquenta ensuite le collège de Bytown. En 1850, il partit étudier la médecine au McGill College de Montréal et, cinq ans plus tard, reçut l’autorisation de pratiquer du Collège des médecins et chirurgiens du Bas-Canada. Après un séjour à Ottawa durant lequel il travailla avec le docteur Jacques-Télesphore-Cléophas Beaubien, il retourna au Bas-Canada pour pratiquer à Saint-Denis, sur le Richelieu. En 1856, il épousa Rose-Délima Larue, fille du surintendant des Travaux publics à Québec, qui mourut en couches l’année suivante. En juillet 1858, il retourna à Ottawa pour travailler de nouveau avec Beaubien en tant que généraliste, chirurgien et accoucheur. En 1860, il y avait seulement trois médecins francophones à Ottawa, dont St Jean et Beaubien. St Jean devait plus tard faire partie de la première équipe de personnel régulier de l’hôpital des Sœurs de la charité d’Ottawa, où il occuperait divers postes administratifs jusqu’à ce que la maladie l’oblige à prendre sa retraite en 1898. De plus, il exerça bénévolement le rôle de médecin consultant auprès d’au moins deux sociétés d’entraide, l’Union Saint-Thomas et l’Union Saint-Joseph d’Ottawa, dont il fut membre toute sa vie, et dispensa des services médicaux à deux autres sociétés d’entraide catholiques francophones, l’Union Saint-Pierre et les Artisans canadiens-français.
En qualité de l’un des rares médecins d’expression française d’Ottawa, St Jean soigna une grande partie de la population francophone de cette ville durant quatre décennies d’expansion urbaine intense. Il consacra beaucoup de son temps à aider gratuitement les pauvres qui ne pouvaient lui payer ses services. La pratique de la médecine, cependant, ne représente qu’une petite partie de l’ensemble de sa carrière, et il est peu de domaines de la vie franco-outaouaise que St Jean n’ait pas touchés, en qualité de simple citoyen ou de personnage public. Déjà avant de quitter Bytown pour étudier à Montréal, il était très en vue dans la communauté franco-ontarienne : pendant les années 1840, il avait formé, avec Joseph-Balzara Turgeon, un « cabinet de lecture », c’est-à-dire une petite société littéraire vouée à la lecture à haute voix de textes au bénéfice des francophones illettrés. Après son retour à Ottawa en 1858, il avait fondé, avec trois membres de l’Institut canadien-français d’Ottawa, le premier journal franco-ontarien, l’éphémère revue littéraire appelée le Progrès.
Selon certaines sources, il aurait aussi été l’un des membres fondateurs de l’Institut canadien-français en 1852 et de la Société Saint-Jean-Baptiste d’Ottawa en 1853 mais, comme il étudiait à Montréal à cette époque, la chose est fort peu probable. Ce qui est certain toutefois, c’est qu’il fut l’un des membres les plus dévoués de l’institut, en étant quatre fois président – en 1859, 1862, 1864 et 1866–1867 –, et qu’au fil des ans il encouragea ses initiatives culturelles et littéraires. Quant à la Société Saint-Jean-Baptiste, il y adhéra dès son retour à Ottawa et en fut président plusieurs fois. Toujours, l’altruiste médecin s’employa à améliorer le sort des pauvres et des oubliés : inlassable travailleur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, membre fondateur du premier orphelinat catholique francophone d’Ottawa, l’orphelinat Saint-Joseph, il fut en 1882 fondateur et président de la Metropolitan Society for the Prevention of Cruelty to Animals. Toute sa vie, il consacra aussi temps et argent à bien d’autres institutions religieuses et culturelles anglophones et francophones, dont l’Ottawa Musical Union.
Aux élections fédérales de 1874, la minorité francophone d’Ottawa était déterminée à élire l’un des siens au Parlement. St Jean, bien connu pour ses activités charitables, sa pratique médicale et son dévouement aux organismes catholiques francophones – il était président de la Société Saint-Jean-Baptiste à l’époque – était la personne toute désignée pour représenter la circonscription de la ville d’Ottawa, qui élisait deux députés.
Malgré l’entrée tardive dans la course de l’influent marchand de bois et candidat conservateur Joseph-Ignace Aumond, St Jean, qui était réformiste, l’emporta avec une confortable majorité, avec l’autre conservateur Joseph Merrill Currier. Premier député francophone de l’Ontario, il donnerait durant quatre ans son appui au gouvernement libéral d’Alexander Mackenzie. Contrairement à bien des hommes politiques de son époque cependant, St Jean avait fait peu de promesses électorales et, peut-être parce que ses activités de bienfaisance prenaient beaucoup de son temps, il ne parla à la chambre des Communes qu’une fois, pour demander qu’on amnistie ceux qui avaient participé à la rébellion de la Rivière-Rouge en 1869–1870. On sait qu’il appuyait tant les mesures traditionnellement défendues par les libéraux que le programme général d’édification de la nation du précédent gouvernement conservateur. Dans l’un de ses rares énoncés de principe à être imprimés, il préconisait en 1877 l’amélioration de la navigation sur la rivière des Outaouais, de même que la « protection des droits des minorités, qu’elles soient catholiques ou protestantes ; un juste traité de réciprocité ; la construction du chemin de fer du Pacifique en territoire canadien […] ; tous projets visant à ouvrir [le] vaste dominion à l’immigration ». Aux élections de 1878, St Jean dut livrer une dure bataille, mais ni lui ni son coéquipier Chauncey Ward Bangs ne purent contrer le regain de popularité des conservateurs de sir John Alexander Macdonald après la dépression qui venait de se faire sentir, et empêcher la victoire de leurs candidats Currier et Joseph Tassé le jour du scrutin. Devenu maire d’Ottawa, St Jean se porta de nouveau candidat aux élections fédérales de 1882, mais sans succès ; ses nouvelles fonctions, qui l’empêchaient souvent d’assister aux débats qui opposaient tous les candidats pendant la campagne, lui avaient certainement nui. Selon le journal libéral Free Press, il avait « l’appui de la majorité de la population canadienne-française » d’Ottawa mais son incorruptibilité le rendait incapable de concurrencer les pots-de-vin que les conservateurs distribuaient en période électorale.
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Deuxième maire canadien-français d’Ottawa, St Jean se donna pour objectifs, en 1882–1883, d’ouvrir la ville aux entreprises ferroviaires et manufacturières, d’assurer une taxation équitable des établissements bancaires et des sociétés par actions, d’améliorer le système du tout-à-l’égout afin d’éliminer les risques pour la santé et, par-dessus tout, de maintenir l’équilibre budgétaire. Des querelles internes au conseil municipal l’empêchèrent cependant de réaliser bien des projets. Ainsi, il passa une bonne partie de son premier mandat à essayer d’y maintenir un certain décorum entre les échevins conservateurs, qui votaient systématiquement pour le versement de primes plus nombreuses que ce que la ville était autorisée à verser au chemin de fer Atlantique canadien qui s’approchait, et ceux qui, parce qu’ils n’étaient pas des marchands, s’opposaient à de telles dépenses. Les discussions aboutirent temporairement à l’impasse, mais St Jean réussit néanmoins à faire adopter un règlement acceptable sur les primes et, le 13 septembre 1882, il montait à bord du premier train du chemin de fer Atlantique canadien à entrer à Ottawa. Son esprit de décision en cette matière évita d’ailleurs au conseil d’être à la merci du chemin de fer canadien du Pacifique quand il atteignit Ottawa quelques années plus tard. En dehors des chemins de fer, ce sont les habituels travaux municipaux d’aménagement qui occupèrent la plus grande partie du temps de St Jean : l’élargissement des routes, le creusage et le prolongement du réseau d’égouts, l’installation de l’éclairage électrique et l’intégration des banlieues. Toute forme de développement à plus grande échelle était impensable car chaque proposition suscitait des discussions houleuses entre les conseillers réformistes et conservateurs, qui ramenaient constamment le débat à des questions relevant de la politique fédérale et réglaient leurs différends personnels au conseil. Sans la tranquille diplomatie de St Jean et son profond intérêt pour l’enseignement supérieur, il est peu probable que l’American Association for the Advancement of Science, dont la demande de subvention à la municipalité avait déclenché un débat, aurait pu tenir sa première réunion à Ottawa en août 1882. Après ces deux années tumultueuses à la mairie, il n’est pas étonnant que St Jean se soit discrètement retiré de la vie publique en 1883.
Pour cet homme qui avait consacré autant de temps et d’argent au service des siens, les dernières années, assombries par des difficultés financières, durent être assez démoralisantes. Quoiqu’il ait continué à travailler à titre de médecin consultant à l’Hôpital Général d’Ottawa jusqu’en 1898, St Jean avait perdu beaucoup de sa clientèle en raison des nombreuses absences auxquelles l’avaient obligé tant ses charges publiques que l’attention démesurée qu’il accordait à ceux qui n’avaient pas les moyens de le payer. De plus, il n’était pas très bon comptable. Quand les libéraux fédéraux revinrent au pouvoir en 1896, il dut quitter sa pratique pour prendre un modeste emploi au département des Travaux publics mais, en 1898, la maladie le força à prendre une retraite définitive. Hospitalisé l’année suivante, il mourut subitement le 6 mai 1900. Il laissait à sa femme une succession évaluée à seulement 1 848 $.
Malgré les revers financiers et professionnels dont Pierre St Jean avait souffert, le grand nombre d’anglophones et de francophones qui assistèrent à ses obsèques, et ce malgré l’intensité des conflits raciaux dans la ville, démontre bien l’estime dans laquelle le tenaient les deux communautés linguistiques d’Ottawa. Parmi les porteurs du drap mortuaire figuraient certains des citoyens les plus en vue de la capitale : Napoléon-Antoine Belcourt, Henri Bourassa, sir James Alexander Grant et Honoré Robillard. En 1933, un groupe de citoyens de longue date d’Ottawa qui connaissaient la carrière de St Jean voulurent faire donner son nom à une bibliothèque de l’est de la ville. Leur tentative fut vaine : il semble que, après avoir œuvré dans l’ombre la plus grande partie de sa vie, St Jean demeurerait un personnage obscur de l’histoire franco-ontarienne.
Texte tiré du site Web de l’Encyclopédie canadienne.